De l'utilité de la guerre en Indochine

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Album Indochine Article Jacques Guinard

 Je ne saurais dire exactement à quel moment de son séjour en Indochine mon père écrivit ce texte. Il me semble cependant qu’il reflète bien les « états d’âme » que doit avoir chaque soldat engagé dans une guerre où la politique est plus la maîtresse des décisions que la pure tactique militaire. Cela est d’autant plus vrai, depuis une soixantaine d’années, dans les engagements de nos militaires sur ce que l’on appelle les « théâtres d’opérations extérieures »…

Jacques Guinard le 29 mai 1953

        Le combattant, chose normale, fait la guerre et ne fait que la guerre. Il ne réfléchit pas souvent. Il est trop las et aime mieux ne pas trop approfondir le pourquoi des choses. On comprendra ce fait par la suite. Ceux qui parlent le plus de la guerre en Indochine sont ceux qui ne combattent pas, qui restent à l’arrière et c’est eux qui la connaissent le moins.
        Il y a aussi le reporter aux armées ; mais lui ne dit que ce que la censure lui laisse dire. Donc aucune valeur. Il arrive cependant au soldat de chercher à comprendre ce qu’il fait. C’est donc les opérations dans lesquelles il est engagé qui sont son premier sujet de réflexion.
        Pourquoi fait-on telle opération ? Et souvent il a l’impression que des fautes sont commises et non pas par lui, mais par le commandement. Un exemple récent le fera comprendre : SAM NEUA.
        Pourquoi avoir attendu si longtemps pour assurer l’évacuation de sa garnison, alors que, depuis décembre, le Haut-commandement prévoyait l’offensive Viet. Seulement huit jours plus tôt, et la garnison pouvait arriver sans encombre à la plaine des Jarres.
        Bien sûr, après les événements, on a dit que ce retard était nécessaire pour permettre de terminer les défenses du camp retranché de la plaine. On a donné dix autres bonnes raisons. Mais cela venait après et ressemblait un peu trop à des excuses, pour que l’on y croit.
        Et dans les discussions lorsque nous en arrivons là, nous sommes lancés. C’est à ce moment-là que l’on réfléchit sur la guerre d’Indochine dans son ensemble. La plupart d’entre nous n’en voient pas l’utilité.
        Oui ! Dans les discours, dans les journaux on nous parle de grandes idées humanitaires, d’aide à nos frères jaunes et de beaucoup d’autres belles raisons de faire cette guerre. Mais lorsqu’on voit ces « cocos » de près on n’y croit plus. Nos dirigeants, en France raisonnent en Européens et agissent de même. Or les asiatiques sont la race la plus hypocrite qui soit sur terre et la plus menteuse. Même pris en flagrant délit, le jaune nie effrontément. On se doute quelle peut donc être leur sincérité dans les rapports internationaux. Se battre pour les aider ? Mais que veulent-ils exactement ?
        Et lorsqu’on est depuis quelques temps en Indochine il semble que l’on défend non pas des intérêts généraux mais bien plutôt des intérêts particuliers ou la place d’un personnage quelconque. Cela sent la basse politique à plein nez.
        C’est d’ailleurs là un troisième point noir la politique. Alors que nous nous battons ici la France se sert de nous pour de vulgaires luttes de partis. Il semble que nous sommes là que pour permettre au gouvernement de se glorifier d’un succès et réduire ainsi un parti au silence ou pour permettre à ce parti de reprocher au gouvernement un échec et renverser un ministère.
        On a nettement l’impression que nos dirigeants ne veulent pas voir cette guerre finie. Cela se sent par les interdictions que l’on nous fait, par exemple d’employer les lance-flammes alors que les Viets, quand ls en ont s’en servent. Et cela sous prétexte que nous ne sommes pas en guerre, mais que nous faisons de la pacification. Ceux qui disent ça feraient bien de venir y voir de près.
        Autre fait remarquable. Les seules opérations qui réussissent sont celles qui sont faites sans que l’on ait prévenu le gouvernement à Paris. On n’ose pas parler de traitres mais on se pose bien des questions, ici parmi les combattants d’Indochine.
        Les gens bien pensants du gouvernement, dans leurs discours, nous traitent régulièrement de « Héros » mais permettent que les communistes nous appellent traitres et bourreaux et nous accueillent comme des malpropres à notre retour à Marseille, alors que, toujours selon le gouvernement nous avons bien mérité de la patrie. Nous ne nous sentons pas soutenus ici et nous faisons cette guerre sans y croire.
        Si on ne veut plus de nous en Indochine, si cette guerre est inutile, il n’y a qu’à nous rappeler en France. La plupart des militaires qui sont ici n’ont pas demandé à y venir. Ils font leur devoir parce qu’ils sont militaires et ils obéissent. Mais ils ne souhaitent qu’une chose : rentrer le plus tôt possible en France dans leur famille ; les gens mariés sont tous de ceux-là.
        Et ceux qui sont volontaires ne le sont pas, poussés par le désir de chasser le Viet-Minh. C’est par amour du risque, par déception, par amour du combat pour lui-même ou bien parce que c’est bien payé. D’ailleurs depuis la Corée, il y a beaucoup moins de ces volontaires pour l’Indochine. La dernière catégorie de volontaires comprend ceux qui ont laissé en Indochine, au cours d’un précédent séjour, un lien sentimental et reviennent dans ce pays pour renouer ce lien.
        Mais je n’ai rencontré encore aucun officier, aucun soldat, qui soit là pour combattre le communisme ou pour toutes les autres belles raisons que nous donnent les beaux parleurs qui restent en France assis dans un confortable fauteuil, d’où il est facile de parler de beaux sentiments.
        Et j’en admire d’autant plus ces soldats qui font preuve d’héroïsme (Je ne parle pas de moi qui suis dans un bureau) simplement parce qu’ils sont militaires et sans avoir vraiment un idéal pour les soutenir. Et c’est une chose triste à constater.
        Mais comment croire à un idéal qui nous vient de France ? Ce que je viens de dire plus haut, les luttes politiques dont nous sommes les lointains spectateurs, quand nous n’en sommes pas les victimes ne nous incitent pas à croire ce à quoi nos dirigeants ne croient même pas. Et que faisons nous en Indochine, où nous voulons remettre de l’ordre, alors que le Français n’est même pas capable d’en avoir chez lui. Cette pagaye (sic) est encore ce qu’il y a de plus démoralisant pour nous, car nous avons nettement l’impression qu’au milieu de tout cela on se moque pas mal de nous et que seul compte les intérêts de tel ou tel député, auquel cas il daigne se servir de nous et savoir que tous les jours se font tuer le meilleur de l’armée française. Et pourquoi, grands dieux ? Cela nous paraît bien inutile à nous…
        Cela ne nous empêche pas d’être gais, de blaguer et d’avoir bon moral. Mais plutôt que d’aborder ce sujet qui nous mène beaucoup trop loin, on peut arriver à comprendre que ce militaire parle de toute autre chose et paraisse plutôt mal embouché à son retour en France. Il peut penser, il n’est pas une bête, mais pour garder son moral il est des sujets que l’on n’aborde pas ici, et l’utilité de cette guerre en est un. Il en est révolté chaque (fois) qu’il y pense, car en somme, on se sert de notre peau pour faire de la politique. Et nous pensons tous que notre peau vaut mieux que çà. Pas vrai ?...









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